Dans les anciens jardins ouvriers, l’esprit écolo qui s’ignore
A Villeneuve-Saint-Georges, les jardins ouvriers — dits jardins familiaux — offrent une véritable échappée verte à ses cultivateurs. Loin de la vogue des métropoles pour les jardins partagés, ces jardins renouent avec leur premier objectif social : l’autosubsistance alimentaire. Les cultures y sont responsables et bio mais le phénomène est moins conscientisé.
En bottes courtes boueuses, polo vert pomme et jogging du dimanche, Michel tient précieusement son petit panier de fraises fraîchement cueillies et agréablement parfumées. Sur son terrain, il cultive chaque plant de tomates avec grand soin, quasi religieusement. Un travail colossal pour ce jardin de 1000 m2 qu’il partage avec son ami Charles, affairé aux salades. « On n’est pas dix autour d’un pied de tomates en train d’applaudir parce qu’il y a deux tomates dedans ! Moi il me faut 400 kilos de tomates pour être bien » précise l’homme au polo flanqué d’un « J’aime le fret SNCF ». Ce retraité ancien conducteur des chemins de fer est le dernier vainqueur du concours national des jardins potagers. Le champion se moque franchement des jardins partagés de la capitale. « Ici c’est pas écolo bobo, c’est jardinier jardinier » ajoute-t-il comme pour mieux élire la cible de ses railleries.
Ici, c’est à 30 minutes de Paris en RER, à Villeneuve-Saint-Georges, une ancienne cité SNCF partagée aujourd’hui entre HLM et pavillons. Pas la campagne non plus donc, mais on s’y croirait. « Je tourne la tête de partout, je vois pas de maison, je vois rien, c’est quand même une chance inouïe, je me crois à la campagne » admire l’ancien cheminot sous le regard approbateur de son comparse.
Et pour cause, le terrain de Michel et Charles fait partie d’un vaste ensemble de 22 hectares : les jardins familiaux, anciens jardins ouvriers. Rien à voir avec les jardins partagés qui ont vu le jour sur les toits et terrains vagues newyorkais puis ont fleuri ces dernières décennies dans les métropoles européennes. Bien plus anciens et plus grands que leurs lointains cousins, les jardins ouvriers sont fondés en 1896 par un certain abbé Lemire. Le but : permettre aux familles ouvrières l’autosuffisance alimentaire grâce à une parcelle de terre à cultiver. Et le nombre de parcelles explose pendant la Seconde Guerre Mondiale « parce que les gens crevaient de faim » tranche Dario, président de l’association des jardins familiaux de la ville. Puis vinrent les Trente Glorieuses, la société de consommation, les hypermarchés. Une époque où les jardins sont peu à peu grignotés par l’urbanisation.
La fibre bio mais pas « bobo »
Pourtant, la terre a repris le dessus. Fils de cultivateurs normands, Charles apprécie les week-ends dans son éden. « C’est un peu le retour aux sources, le plaisir de manger des bons légumes. Je viens le samedi matin, j’ai pas trop de temps dans la semaine » raconte l’homme aux cheveux blancs et mèche rebelle. Gérant d’entreprise, l’ancien Normand fait figure d’exception au sein de la petite bande de voisins de terrain qui sont tous retraités.
Dario, président depuis 22 ans, tient les chiffres de cette popularité croissante. « Chaque année on a 80 abandons mais 150 demandes derrière à gérer. Alors on privilégie les gens de la commune. » Le retraité de 82 ans gère beaucoup de paperasse sans jamais perdre en énergie pour son propre potager de 400 m2. « L’été c’est une fourmilière dans les jardins » affirme celui qui a grandi dans le Gard et en a gardé l’accent. Il célèbre des jardins familiaux « sains, dans une culture saine ». En effet, tous les produits récoltés ici pourraient facilement obtenir un label bio, dit-il. Le président assure qu’il n’y a aucun pesticide, et très peu d’engrais. Chez Michel et Charles, même la bouillie bordelaise est ainsi utilisée avec parcimonie[1].
“Y’a longtemps que nous on pratique l’écologie, y’a quarante ans que je composte !”
Malgré tout, certains discours écolo passent de travers pour cette petite bande de cultivateurs. « Y’a longtemps que nous on pratique l’écologie, y’a quarante ans que je composte ! » raisonne Michel avant d’ajouter, pragmatique : « alors on vient nous parler d’écologie, mais moi de toute façon le chauffage, j’ai pas les moyens de le mettre à 25, je chauffe à 20 degrés ! » « Tu vas nous faire pleurer » plaisante un des acolytes en lui tendant un mouchoir.
« Mettre du beurre dans les épinards »
Sans jamais perdre de vue leur fonction initiale, les jardins restent avant tout un moyen de se nourrir convenablement à moindre coût. « De mettre du beurre dans les épinards » comme dirait Dario. Pour 250 m2, les sociétaires déboursent 150 euros à l’année et ont accès aux réservoirs d’eau du jardin.
« Du 1er janvier au 31 décembre, on mange que jardin ». Roger et Sophie s’affairent tous les week-ends sur leur parcelle. Roger, 48 ans, se fond parfaitement dans le paysage avec sa moustache fourni, son air gaillard et sa combinaison vert vif. Il y a onze ans, il s’est égaré avec son camion au rond-point de l’entrée des jardins familiaux. « Quand j’ai vu les jardins, j’en ai parlé avec ma petite femme et on s’est renseigné sur l’inscription. » Depuis « c’est une économie énorme » pour le couple confesse le chauffeur poids lourd.
A 49 ans, Sophie est sans emploi. Timide au premier abord, les yeux cachés derrière une longue frange, c’est dans la culture des fruits et légumes qu’elle exalte. « C’est super ! C’est un loisir pour nous, c’est un passe-temps… Mais c’est dur ! » avoue-t-elle. Heureusement les efforts fournis sont la promesse d’un certain luxe. « Dans notre jardin actuellement, on profite de bons légumes non traités, bio à 100 % et d’une centaine de variétés » se réjouit son conjoint.
« On emmène notre casse-croûte, on boit le café avec nos amis du jardin » précise-t-il. Pour l’instant, ils n’ont pas réussi à convaincre leur fils de 31 ans de se joindre à l’aventure, ni les deux petits-enfants encore trop jeunes.
Transmettre et partager
Côté transmission c’est Dario qui s’en charge. Chaque année, l’association des jardins familiaux présente une exposition ludique pour les enfants. Les légumes prennent vie sous les yeux des plus petits. L’homme du Midi nous en montre un exemple dans son local. Des petites aubergines, poivrons et tomates bariolés d’yeux et de bouches semblent rejouer une scène de La croisière s’amuse sur un mini bateau en polystyrène. Le but : solliciter l’attention des écoliers en visite pour le goût des bons produits frais, les joies du jardinage et surtout instruire. Dario leur explique comment un jardin s’entretient et les sensibilise à la diversité maraîchère. Une découverte pour ces enfants dont la plupart vivent en appartement.
« Faudrait que la jeunesse arrive un peu à manger [et retrouver] du goût du jardin simplement. Parce qu’ils se sont habitués à regarder beau, joli, bien lisse. Non ce n’est pas comme ça. » Martin, un ancien, soutient les projets du dirigeant et son travail acharné pour les jardins. Il occupe le sien depuis 43 ans avec fierté et expertise. Sa grande bête noire c’est les mauvaises herbes, « ça nous touille les reins ! » Véritable mémoire des lieux, ce grand sage du jardinage a suivi les diverses évolutions d’un œil attentif. « Dans le temps quand on travaillait, on faisait les légumes vite fait vite fait, maintenant on est à la retraite, on peut travailler un peu plus. » se souvient-il. Mais dans certains cas les nouveaux arrivants dépassent le maître. Son voisin est berrichon comme lui mais plus jeune. Il suscite toute son admiration. « Faut admettre que cet homme-là quand il est arrivé ici, tout ça c’était en friche. Il s’est mis à travailler, il a emmené du fumier il a enterré dedans, il l’a travaillée, il l’a bêchée… Regardez cette terre qu’il a ! » reconnaît-il en montrant un sol bien nourri, plein de minéraux et de nutriments, avant d’ajouter : « quand on le voit lui qui cultive depuis deux ans simplement, c’est inimaginable. Là on voit la différence de caractère par rapport à l’amour au jardin. »
[1] Ce fongicide à base de cuivre et de chaux est un traitement toléré dans l’agriculture biologique, quoique décrié à fortes doses.